Jan Assmann
Prix Européen de l’Essai Charles Veillon 2007
pour l’ensemble de son œuvre
Né en 1938 en Allemagne, Jan Assmann a détenu la chaire d’égyptologie à l’Université de Heidelberg de 1976 à 2003 et enseigne désormais comme professeur honoraire en Sciences des civilisations et des religions à l’Université de Constance. Ayant à cœur d’exposer les conclusions scientifiques dans leur complexité mais aussi sous une forme accessible, il a réussi à présenter la culture de l’ancienne Egypte à un public non expert. On lui doit de multiples ouvrages et articles sur la religion, l’histoire, la littérature et l’art égyptiens. Il a notamment publié Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Moïse l'Egyptien, Images et rites de la mort, Mort et au-delà dans l’Egypte ancienne, Das kulturelle Gedächtnis (La culture mémorielle). Il a participé au développement du concept de mémoire culturelle, qui permet de transférer les mécanismes de la mémoire individuelle découverts par Freud à des structures et processus de formation de l’identité collective.
Appliquant cette idée, il a étudié la naissance du monothéisme en Egypte et son influence indirecte sur le développement de la religion dans l’ancien Israël. En 1998, son livre Moïse l’Egyptien a suscité un long et vif débat. Dans Le Prix du Monothéisme, (paru en Allemagne en 2003) Jan Assmann s’est confronté à cette critique dans une forme d’une surprenante liberté et d’une objectivité rare, qui revivifie le genre littéraire de l’essai.
Allocutions, laudatio et conférence du lauréat :
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L’ouvrage :
Que dit Jan Assmann dans Le Prix du Monothéisme?
Il explore en profondeur un concept forgé dans un précédent ouvrage intitulé Moïse l’Egyptien. Très honnêtement, il prend acte des critiques formulées à l’encontre de cette distinction mosaïque, autrement dit la distinction entre "vrai et faux" dans le domaine de la religion. Ce concept lui permet de désigner, dans l’Ancien Testament, la naissance d’une religion "farouchement monothéiste" se distinguant de toutes les autres dans un "acte révolutionnaire" qui va engendrer, tout au long de l’histoire occidentale, un nouveau rapport au monde intellectuellement très fécond. La violence de cet acte révolutionnaire alimentera, notamment, les clichés antisémites. La charge explosive du monothéisme dressé contre le "paganisme" est décrite avec force détails cruels dans la Bible elle-même, relève Jan Assmann. En voulant nier cette "sémantique de la violence", on se prive selon lui de la possibilité de comprendre et de sublimer – au sens freudien du terme – cette "nouvelle forme de haine" introduite dans le monde par les religions monothéistes qui ont fabriqué la catégorie du "païen" à partir de la distinction entre "vraie et fausse religion".
Jan Assmann analyse la façon dont les deux visions du monde – le monothéisme et le polythéisme – vont mutuellement s’imputer la cause de toutes les dérives morales. Le monothéisme n’a pas le monopole de la justice, souligne Jan Assmann. D’autres cultures avaient également des conceptions morales élaborées. Mais dans l’Egypte ancienne, l’idée de justice est davantage une revendication populaire qu’une exigence divine. Cela étant, le monothéisme a bel et bien représenté un "progrès dans la vie de l’esprit" (Sigmund Freud) par rapport à une vision du monde captivée par les images qui détournent de la connaissance spirituelle de Dieu, affirme Jan Assmann. Mais il ajoute que cette aspiration intellectuelle est largement partagée dans l’Antiquité tardive et pas exclusivement véhiculée par le judaïsme, comme l’affirme Freud. L’homme monothéiste ne vénère plus le monde, il s’en distancie, il le domine ou le remodèle. Sur cette voie exigeante empruntée par le judaïsme, Jan Assmann aperçoit d’autres figures comme celle de Platon et d’autres perspectives religieuses comme le christianisme. Poussée à l’extrême, cette exigence devient négation radicale du monde dans la gnose. Dans la conception protestante du monde comme "vallée de larmes", Jan Assmann perçoit également cette radicalisation. A des degrés divers, il signale cette exacerbation de la distinction mosaïque (entre soi et les autres, entre soi et le monde, entre Dieu et le monde…) dans les figures actuelles de l’intolérance religieuse.
A l’inverse, il observe chez Spinoza et sous bien d’autres formes dans l’histoire de l’Occident une tendance à la nostalgie cosmothéiste, un refus de la distinction mosaïque au profit d’une concordance des sagesses de tous les peuples. En effet, notre culture monothéiste marquée par la distanciation ne s’est jamais complètement résolue à perdre le rapport symbiotique à l’univers qui s’exprime dans les religions de l’acclimatation au monde et à ses séductions, comme la religion égyptienne. Jan Assmann souligne ici l’exception violemment imposée par le pharaon Akhenaton, opérant pour la première fois une distinction entre le vrai et le faux dans le domaine de la religion. Cette première trace de la distinction mosaïque a engendré un puissant traumatisme collectif en Egypte, traumatisme réactivé des siècles plus tard avec la naissance du monothéisme biblique.Un monothéisme sous sa forme exacerbée ne peut s’inscrire durablement dans la vie réelle car il est condamnation, interdiction des "fausses idoles" au profit d’un amour exclusif exigé par le dieu transcendant, rejet des tentations jusqu’à la négation du monde, estime Jan Assmann. Dans une certaine mesure, ce "désenchantement du monde" est fécond. Il est sublimation des pulsions au sens de Freud, il met l’accent sur l’éthique et le développement spirituel. Il représente une émancipation pour l’être humain qui expérimente ainsi une forme d’étrangeté existentielle au monde, par opposition à l’ancien rapport symbiotique à dieu et au monde. Comme l’écrit admirablement Jan Assmann, "quiconque se situe sur le sol de la distinction mosaïque ne peut se sentir parfaitement chez lui dans le monde".
Mais la culture européenne peut assumer la richesse de sa double origine "aryenne" et "sémitique", juive et grecque, estime Jan Assmann. Il voit la religion monothéiste comme une affaire de cœur qui lie l’homme à un dieu fondamentalement insaisissable et irrémédiablement solitaire. Jamais l’être humain n’a porté à ce point la responsabilité du lien, écrit-il. Le péché a pris dès lors une forme nouvelle, celle de l’infidélité, qui n’est pas la culpabilité primitive répandue dans toutes les cultures connaissant des mythes paradisiaques. Il s’agit bien selon Jan Assmann d’une nouvelle conception de la faute introduite par la distinction mosaïque. Cette conscience approfondie de la culpabilité représente "le pendant biblique à la découverte du tragique par les Grecs", estime-t-il. Cette tonalité sombre du monothéisme, tel qu’il se dépeint lui-même dans les textes bibliques, n’est pas incompatible avec une vision plus solaire du monde, conclut Jan Assmann. Il cite le poète romantique allemand Heinrich Heine: "Tous les hommes sont soit juifs, soits hellènes, ils ont soit des pulsions ascétiques, hostiles à l’image, assoiffées de sublimation, soit une nature joyeuse, fière de son développement et réaliste." Chez Heine, explique Jan Assmann, il est question d’une dualité concernant tous les hommes. C’est l’opposition entre une forme de valorisation de l’esprit, sans rapport direct au monde, et une valorisation des sens tournée vers le monde. Chacune de ces deux tendances prenant le pas sur l’autre suivant les cas, souligne Jan Assmann.
Nadine Richon Unicom/Université de Lausanne